Science
Johanna Jacobi de l’EPF de Zurich et le professeur émérite Stephan Rist de l’université de Berne ont procédé à une mise en perspective scientifique des premiers résultats du programme Sufosec dans le premier rapport sur l’alimentation. De leur point de vue, l’approche de l’Alliance est prometteuse : 1) améliorer les systèmes alimentaires durables par des pratiques agro-écologiques et 2) donner aux communautés les moyens de gérer plus activement les systèmes alimentaires dont elles dépendent. L’article reproduit ici se trouve en version originale dans le rapport sur l’alimentation 2022.
Les débats sur l’avenir de nos systèmes alimentaires tournent toujours autour de cette question :
Est-il possible que l’agriculture durable et écologique, l’agroécologie ou d’autres pratiques alternatives d’agriculture écologiquement rationnelle puissent nourrir le monde ? Cette question suggère à tort que l’agriculture agro-industrielle dominante nourrit le monde, alors qu’en réalité elle produit principalement du carburant, des aliments pour animaux et d’autres produits qui ne sont pas des aliments. L’idée dominante selon laquelle les systèmes alimentaires agro-industriels nourrissent le monde et résolvent les problèmes écologiques par l’intensification ne reflète pas l’état actuel des sciences agro-écologiques et de l’alimentation durable. Elle reflète plutôt les asymétries de pouvoir dans l’élaboration des politiques, le développement technologique et les investissements dépendant de la terre.
Amartya Sen a montré il y a 40 ans déjà que la faim est moins un problème de productivité agricole que d’inégalité et de pauvreté. La majeure partie de l’approvisionnement alimentaire mondial est produite par de petites exploitations agricoles familiales. Alors que l’agriculture industrielle a considérablement réduit le nombre d’exploitations agricoles familiales, le recul de ces dernières s’accompagne d’une dégradation de l’environnement, notamment en raison de l’homogénéisation, de la mécanisation et de l’utilisation des terres à grande échelle qui se poursuivent dans le paysage agricole. Pour toutes ces raisons, l’agroécologie est une approche politique qui remet en question les asymétries de pouvoir et les structures connexes du système alimentaire qui maintiennent l’agriculture agro-industrielle, produisant pour des marchés internationaux anonymes axés sur le profit, au lieu de soutenir l’agriculture paysanne, les coopératives et les associations par des prix et des conditions de commercialisation équitables. Sans une participation plus directe des exploitations familiales, des transformatrices artisanaleset des consommateurs partageant les mêmes idées, il ne sera pas possible de répondre à l’exigence urgente d’une plus grande agroécologie.
De plus, sans un soutien significatif à la transition agro-écologique, la tendance actuelle à l’augmentation de l’insécurité alimentaire, de la faim et des inégalités économiques se poursuivra et les ressources financières continueront d’être allouées aux grandes entreprises agroalimentaires comme Cargill, qui a généré un revenu net de plus de cinq milliards de dollars en 2021 grâce au commerce des céréales. La même année, le nombre de personnes souffrant de la faim a augmenté pour atteindre plus de 800 millions de personnes. C’est pourquoi les mouvements agro-écologiques appellent à un changement politique du bas vers le haut, afin que le droit à l’alimentation soit respecté, protégé et satisfait.
Les deux principaux axes de l’Alliance Sufosec sont en accord avec ce tableau général :
Il est nécessaire 1) d’améliorer les systèmes alimentaires durables grâce aux pratiques agro-écologiques et 2) de donner aux communautés les moyens de gérer plus activement les systèmes alimentaires dont elles dépendent. Cette approche associe des éléments de la base productive (abordés par les technologies agroécologiques) à la base sociopolitique plus large (autonomisation des individus et des communautés) avec le thème de la sécurité alimentaire. Les technologies analysées dans l’étude proviennent de quatre domaines de la pratique agroécologique : réduction des intrants, amélioration de la biodiversité, promotion de la santé des sols et synergies avec l’élevage. L’étude montre – une fois de plus – que l’agroécologie fonctionne dans la pratique. En outre, l’étude montre également que l’agroécologie n’améliore pas seulement les sols et les cultures, mais aussi la sécurité alimentaire. Cette conclusion est en accord avec un grand nombre d’études de cas scientifiques et d’exemples concrets qui montrent de tels avantages dans différents contextes et conditions.
Concrètement, l’étude de l’alliance Sufosec a révélé que les ménages de grande taille et les ménages dirigés par une seule femme étaient plus susceptibles de souffrir d’insécurité alimentaire grave.
En accord avec la FAO, cela suggère que la faim et la malnutrition sont féminines et jeunes. Mais les données donnent aussi des raisons d’espérer : les agriculteurs* qui utilisaient des technologies agroécologiques pour réduire les intrants, la santé des sols et la biodiversité avaient moins de risques de souffrir d’insécurité alimentaire ; en outre, il s’est avéré que plus les pratiques agroécologiques étaient appliquées depuis longtemps, plus le risque de souffrir d’insécurité alimentaire était faible. L’utilisation d’engrais organiques, une irrigation efficace et des méthodes de protection des sols ont été particulièrement efficaces pour réduire la faim. L’intégration de l’élevage dans les moyens d’existence n’a pas eu d’effets positifs similaires. Ceci est plutôt surprenant au vu des résultats contraires de 55 études de cas analysées par Bezner Kerr et al. (2021) et nécessite donc des recherches supplémentaires. Toutefois, les études concordent en ce qui concerne l’effet cumulatif des pratiques agroécologiques : la réduction de l’insécurité alimentaire était la plus forte lorsqu’au moins trois types de pratiques étaient appliqués.
Cependant, la présente étude a également mis en évidence un effet bien connu : Lorsque les familles souffraient d’une grave insécurité alimentaire (c’est-à-dire que le ménage manquait de nourriture, que le/la répondant(e) avait faim mais ne mangeait pas, ou n’avait pas mangé pendant toute une journée), l’agroécologie n’avait pas le même impact positif. Ce résultat rappelle que la transition agroécologique ne peut pas être assumée par les seuls ménages vulnérables. Le besoin d’une aide d’urgence va de pair avec le besoin d’un soutien actif pour surmonter de graves crises de subsistance et de production, causées par exemple par COVID-19, par des mesures politiques connexes, par des insuffisances dans les chaînes d’approvisionnement, par la spéculation ou par la guerre. La promotion des pratiques agro-écologiques sur le terrain doit être soutenue par des mesures politiques susceptibles de modifier les raisons de la domination des systèmes alimentaires agro-industriels. Selon l’IPES, les principales recommandations sont : 1) le soutien financier et l’annulation de la dette des pays vulnérables ; 2) la prévention de la spéculation sur les denrées alimentaires ; 3) le soutien des réserves régionales de céréales et d’un système mondial d’aide d’urgence ; 4) la diversification des systèmes de production et d’échange ; 5) la construction de la résilience et la réduction des dépendances grâce à l’agroécologie.
La priorité devrait être donnée à la mise en œuvre des droits des petits agriculteurs et des agriculteurs familiaux. Ces droits ont été définis par la majorité des nations dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans/paysannes et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (PNUD) de 2018. Cela signifie que l’agroécologie ne doit pas seulement être mise en œuvre au niveau local, mais qu’elle nécessite une large réorientation de la société qui soutient l’agriculture paysanne avec des méthodes écologiquement rationnelles selon les principes de l’agroécologie.